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On était en 1931. Hitler avait maintenant un parti très nombreux, puissamment organisé, fanatique. Il disposait de ressources inépuisables et de troupes entraînées et armées, prêtes à tuer sur son ordre.
Roehm dirigeait les S.A.
Himmler commandait les S.S., garde personnelle, janissaires et bourreaux du chef suprême.
Et lui, il hurlait d’une voix toujours plus hystérique et plus assurée qu’il serait bientôt le maître de l’Allemagne et ensuite de l’Europe.
Mais les hommes sont ainsi faits que la plupart d’entre eux ne savent pas, ne veulent pas voir les signes funestes.
Kersten, en outre, n’avait aucun goût, aucun intérêt, aucune curiosité pour la politique. Il ne lisait pas les journaux. C’était par ses malades qu’il connaissait les nouvelles du monde. Bonnes ou mauvaises, sa philosophie à leur égard était des plus simples : « Quand on ne peut rien à quelque chose, se disait-il, y penser n’est que perte de temps. »
Le sien était pris chaque jour davantage par sa profession. À La Haye, à Berlin, les malades venaient chez lui en si grand nombre que ses journées de travail commençaient à huit heures du matin pour finir à la nuit. Il ne se plaignait pas, il aimait son métier, il aimait ses malades. Il en soignait beaucoup sans réclamer d’honoraires.
Sa réputation grandissait toujours. Depuis 1930, il se rendait chaque année à Rome, appelé auprès de la famille royale[2].
Dans les loisirs que laissait à Kersten son activité à travers trois capitales, il embellissait sa maison de La Haye par des toiles de vieux maîtres flamands, organisait son domaine de Hartzwalde [3] et, à Berlin comme à La Haye, courtisait beaucoup de jolies femmes. Intrigues suivies, entraînements passagers, liaisons plus sérieuses, ces aventures s’enchevêtraient, se mêlaient, mais toujours aimablement, aisément, dans un climat de romanesque facile, de gentillesse sentimentale et de bonne humeur.
Obligations et plaisirs absorbaient Kersten au point qu’il ne s’aperçut même pas de l’arrivée de Hitler au pouvoir.
L’idole des chemises brunes occupait depuis trois jours le poste de chancelier du Reich que Kersten l’ignorait encore. Il l’apprit au hasard d’une conversation avec un de ses malades. La nouvelle ne l’émut pas outre mesure. N’était-il pas citoyen finlandais ? N’avait-il pas son domicile principal en Hollande ? Les malades cessaient-ils de le consulter ? Les femmes de lui sourire ?
Il était heureux et bien décidé à le rester.
L’année suivante, en 1934, au mois de juin, Hitler, avec un sang-froid, une férocité, une perfection dans l’art du meurtre qui donnèrent le frisson au monde, fit surprendre et assassiner Roehm, le général des S.A. qui lui portait ombrage, et ses officiers les plus importants.
Les exécuteurs de cette nuit sanglante furent les S.S. triés sur le volet et commandés par leur chef, Heinrich Himmler. Le nom de cet ancien instituteur, assez obscur jusque-là, prit dès ce jour une résonance sinistre. Le grand inquisiteur, le grand bourreau du règne hitlérien commençait à paraître en pleine lumière.
Pendant les séjours réguliers et fréquents qu’il faisait à Berlin, Kersten entendait ses clients, ses amis, parler toujours plus souvent de Himmler, et toujours avec plus de répugnance et d’effroi. Ses attributs étaient les légions S.S., la Gestapo, les tortures, les camps de concentration.
Parmi les malades que soignait Kersten, intellectuels et grands bourgeois libéraux ou bien petites gens qu’il traitait gratuitement, la plupart avaient peur, honte ou dégoût du nazisme. Kersten partageait leur sentiment. Son instinct de justice, sa profonde bonté naturelle, son goût de la tolérance, de la décence et de la pondération, tout en lui se trouvait heurté, blessé, indigné par l’orgueil grossier, la superstition raciale, la tyrannie policière, le fanatisme pour le Führer, fondements du IIIe Reich.
Mais, prudent et débonnaire, il s’efforçait de ne point songer à une barbarie contre laquelle il ne pouvait rien et à tirer de l’existence tout l’agrément qu’elle était en mesure de lui donner.